« Alea jacta est » : d'où cette expression vient-elle ? 🎲 (2024)

Définition

« Alea jacta est»signifie :

  1. Le sort en est jeté ;
  2. Les dés sont jetés ;
  3. La décision prise estirrévocable, on ne peut plus reculer, nous sommes à un point denon-retour, le danger doit être affronté.

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Alea jacta est : originede l’expression

Le contexte est le même que pourl’expression « franchir le Rubicon » (àlire ici). César (100 – 44 av. J.-C.), ausommet de sa gloire après sa victoire dans la guerre des Gaules (58– 50 av. J.-C.), est en conflit avec une partie des élites de Rome,les optimates, qui votent un décret (senatus consultum ultimum) le le 7 janvier49 qui le déclare « ennemi public ». Les optimates s’efforcentrallier un rival de César à leur cause, Pompée (106 – 48 av.J.-C.).Alors qu’ilstationne près de Ravenne, en Gaule cisalpine, César aurait hésitéà franchir le Rubicon, fleuve qui marque la frontière avecl’Italie. Le franchissement est interdit aux armées. Ilsignifierait l’entrée en guerre civile. Un signe le divin auraitconvaincu César d’entrer en conflit avec les optimates. C’est aprèsun discours à ses soldats pour leur expliquer ses intentions qu’ilaurait prononcé la célèbre formule « alea jactaest ». Il franchit le Rubicon avec une légion le 11 ou 12 janvier49 av. J.-C.

La décision de César se révèlefinalement judicieuse puisqu’il sort vainqueur du conflit en 45, etprend le contrôle de la République, avant d’être assassiné en44. La légende de la prise dedécision de César est rapportée par des auteurs très postérieurs,l’historien romain Suétone (70 – 122) qui écrit enlatin, et les historiens grecsPlutarque (46– 125) et Appien (IIe siècle ap. J.-C.). Dans sa biographie de César (Viede César, 32, 33), Suétone raconte le prodige qui auraitconvaincu le dirigeant romain à entrer en guerre :

Il hésitait ; un prodige ledétermina. Un homme d’une taille et d’une beauté remarquablesapparut tout à coup, assis à peu de distance et jouant duchalumeau. Des bergers et de très nombreux soldats des postesvoisins, parmi lesquels il y avait des trompettes, accoururent pourl’entendre. Il saisit l’instrument d’un de ces derniers, s’élançavers le fleuve, et, tirant d’énergiques accents de cette trompetteguerrière, il se dirigea vers l’autre rive. «Allons,dit alors César, allons où nous appellent les signes des dieux etl’injustice de nos ennemis : le sort en est jeté !«

Traduction de 1855

En latin, la phrase de Suétonedonne : « Tunc Caesar:‘eatur,’ inquit, ‘quo deorum ostenta et inimicorum iniquitasvocat. Iacta aleaest,’ inquit. »(Thelatinlibrary). Les termes « alea » (le jeu dedés, le jeu de hasard) et « iacta » (jacta) sont ici dans un ordreinversé à celui que l’on connaît aujourd’hui : iacta alea est. Le «i » antique a été remplacé à partir du Moyen Âge par un « j». Plutarque raconte quant àlui dans ses Vies (32) :

Arrivé sur le bord de la rivièrequi sépare la Gaule cisalpine du reste de l’Italie, il suspendit sacourse, frappé tout à coup des réflexions que lui inspiraitl’approche du danger, et tout troublé de la grandeur et de l’audacede son entreprise : fixé longtemps à la même place, il pesa, dansun profond silence, les différentes résolutions qui s’offraient àson esprit, balança tour à tour les partis contraires, et changeaplusieurs fois d’avis. Il conféra longtemps avec ceux deses amis qui l’accompagnaient, et parmi lesquels était AsiniusPollion. Il se représenta tous les maux dont le passage duRubicon allait être le premier signal, et le jugement qu’onporterait de cette action dans la postérité. Enfin la passionl’emporta. Il repousse les conseils de la raison ; il se précipiteaveuglément dans l’avenir, et prononce le mot qui est le préludeordinaire des entreprises difficiles et hasardeuses : « Ledé en est jeté ! » Il traverse aussitôt la rivière, etfait une telle diligence, qu’il arrive à Ariminum avant le jour, ets’empare de la ville. La nuit qui précéda le passage du Rubicon, ileut, dit-on, un songe sinistre : il lui sembla qu’il avait avec samère un commerce incestueux.

Traduction de 1853,remacle.org

Mais Plutarque écrit en grec. « Ledé en est jeté ! » dans le texte ci-dessus traduit le grec ancien « ἀνερρίφθω κύβος » (anerriphtho kybos,kybos correspond au dé ou au jeu de hasard) forme à l’impératifparfait passif qui se traduirait plutôt par « que le désoit jeté ! ». Plus loin, dans sa biographie de Pompée,Plutarque affirme que César a prononcé cette phrase en grec:

Arrivé sur les bords du Rubicon,qui faisait la limite de son gouvernement, il s’arrêta en silence,réfléchissant en lui-même sur la grandeur et la témérité de sonentreprise, et différa quelque temps de passer le fleuve. Puisaprès, comme ceux qui d’un lieu escarpé se précipitent dans unabime profond, il fit taire le raisonnement, et, s’étourdissant surle danger, il se contenta de dire à haute voix, en languegrecque, en s’adressant à ceux qui l’environnaient : « Le sort en est jeté ! » Et il fit passer sonarmée.

Traduction de 1853, remacle.org

« Ἀνερρίφθω κύβος » serait unproverbe grec courant, ou une citation d’un texte perdu de l’auteurgrec Ménandre (IVe siècle av. J.-C.), que Césaraurait donc apprécié.Un dialogue perdu de Ménandre, ἈρρηφόρῳἢΑὐλητρίδι(Arrephoros eauletridi), préservé par les compilations d’Athénée deNaucratis (II – IIIe siècles ap. J.-C.),met en scène un hommemarié et un autre qui est sur le point de se marier (cf.DavidWardle, Suetonius and the Civil Wars of the LateRepublic). Le premier conseille au second de ne passe marier, mais le second répond que « l’affaire a été décidée, que le dé soit jeté » (δεδογμένοντὸ πρᾶγμ᾽: ἀνερρίφθω κύβος).

Suétone aurait donc traduit ceproverbe grec depuis, peut-être, un récit, aujourd’hui perdu,produit par un compagnon de César, témoin de la scène selonPlutarque (cf. le passage cité ci-dessus), AsiniusPollion. Suétone en a modifié la tournure, ce qui a poussécertains à pratiquer une émendation, qui remonterait à Érasme (cf.David Wardle ou JeffreyBeneker, bien que la citation de César ne se trouve pasdans les Adages) en iacta aleaesto (que le dé soit jeté), plus conforme au proverbegrec « ἀνερρίφθω κύβος ». On trouve iacta alea esto cependant dans des éditions posthumes de la Chronique deJohannes Nauclerus (1425 – 1510).

On peut constater toutefois unedifférence dans les deux récits qui pourrait justifier cettedifférence grammaticale : chez Suétone, la phrase est prononcéealors que César a déjà commencé sa traversée du Rubicon alors chezPlutarque, elle est prononcée avant, ce qui explique l’emploi del’impératif. Le récit de latraversée du Rubicon se trouve aussi chez l’auteur de l’historiengrec Appien d’Alexandrie (Les Guerres civiles à Rome, II,35)

Sa course le mena au bord duRubicon, une rivière qui marque la frontière de l’Italie : alors ils’arrêta et, regardant le fleuve, se plongea dans ses réflexions,envisageant chacun des malheurs qui allaient advenir s’iltraversait cette rivière en armes ; puis, se reprenant, il dit àses compagnons : « Si je m’abstiens de traverser cette rivière, mesamis, ce sera le début des malheurs pour moi, et si je la traverse,pour l’humanité entière. » À ces mots, comme un illuminé, il latraversa vivement, après avoir ajouté cette expression courante : « le dé en est jeté. »

Remacle.org,traduction de 1808

Appien rend la formule par« κύβος ἀνερρίφθω » (o kybos anerriphtho). Cette locution latine n’est employée en françaisque sous la forme « alea jacta est ». Elle sediffuse à partir du XIXe siècle (voir Gallica et Google Ngram).

Oui ! Quand même le peuplechoisirait celui que ma prévoyance mal éclairée peut-êtreredouterait de lui voir choisir, n’importe : Alea jacta est! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisserquelque chose à la Providence !

Discoursde M. de Lamartine sur la nomination du président de la République,6 octobre 1848

Sa traduction la plus courante, «le sort en est jeté », est employée pour la première fois, selonAlain Rey et Sophie Chantreau (Dictionnaires d’expressions etlocutions), chez Malherbe (1555 – 1628). « Le sort en est jetté ; l’entreprise en est faite». On trouve cette formuledans Le Cid (1637) de Corneille (1606 – 1684): « Le sort en est jeté, Monsieur, n’enparlons plus. » (II, 1, LeComte)

Àlire

  • Christophe Badel,César
  • Yann Le Bohec, Histoire desguerres romaines
  • Jean-Pierre Martin, AlainChauvot, Mireille Cébeillac-Gervasoni, Histoire romaine
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